À la petite école, le
Petit Prince, sous forme de livre et sous forme sonore avec la voix de Gérard Philippe, m’avait émerveillé. Ce n’est pas un conte comme les autres. Il laisse une empreinte forte et durable qui s’imprime dans l’âme sans que la raison n’en comprenne toutes les subtilités. À l’adolescence, j’ai lu
Vol de nuit et
Pilote de guerre. Ces lectures prenaient place à l’intérieur d’un florilège qui nourrissait mon appétit insatiable de livres avec des auteurs tels que Balzac, Stendhal, Hugo, Miller, Durrell et plusieurs autres. Mais Saint-Exupéry avait un je ne sais quoi de différent. Une qualité propre, puisqu’il mettait en scène ses propres camarades, ses propres expériences. Il relatait ses aventures et celles de ses compagnons avec, comme angle principal, la promotion de l’Homme et de ses valeurs fondamentales : la responsabilité, l’entraide et l’amour du prochain. Mais c’était un peu loin tout ça. Mes métiers de trompettiste et compositeur m’ont laissé peu à peu moins de temps pour la lecture et Saint-Exupéry était moins présent dans mes pensées.
Pour amorcer mon travail d’écriture, j’ai immédiatement établi que je me devais de renouer avec son œuvre en y incluant Lettre à un otage. Et là, j’ai été soufflé!
La densité de l’écriture. Pas un mot de trop. On pourrait prendre une phrase au hasard et en relever la profondeur, le poids et la portée.
Je ne me suis pas contenté de lire ou de relire tous ses livres. Je me suis appliqué à mieux le connaître à travers des articles biographiques et le site officiel qui lui est dédié. J’ai lu avec étonnement les informations sur la levée du mystère entourant sa disparition. Je me suis penché aussi sur l’histoire de la compagnie Latécoère de l’Aéropostale. Comprendre la vie de ces pionniers de l’aviation et de leurs codes humains : la camaraderie, l’instinct de survie et la solitude, mais aussi la solidarité. C’est de cette façon que j’ai compris comment l’écriture quotidienne, constante et puissante que s’imposait Saint-Exupéry puisait sa force dans la quantité immense de pages qu’il accumulait sans relâche au fil des jours. Par la suite, le travail d’édition qui en extrayait l’essentiel. Au final, ça donnait un texte d’une rare densité duquel est expurgée toute fioriture inutile. Et voilà que mon défi était d’exprimer en musique la vie de cet homme et sa pensée!
Il devint évident pour moi que trois lignes de force se dégageaient : le pilote, le Petit Prince et l’humaniste. Naturellement l’écrivain est présent dans chacun de ces trois éléments. Ces trois visions seront la base des trois mouvements de la pièce symphonique, qui aura au final une durée d’environ 15 à 16 minutes.
I – Vol de vie
Le premier mouvement met en scène la disparition de Saint-Exupéry en tant que pilote. La trompette représente pour moi le caractère noble et le courage de Saint-Exupéry. Le discours musical calque sa manière d’écrire avec ses descriptions factuelles entrecoupées d’envolées philosophiques. Une plongée en intensité dans les souvenirs des missions de reconnaissance passées. Tout à coup, au milieu du tumulte, la pensée s’évade et pose un regard clair et lucide sur le destin des hommes et sur celui des nations, ainsi que les contradictions qu’ils véhiculent. Mais cet épisode de flottement dans le temps est ramené à la réalité des combats qui dissimuleront sous le voile du mystère sa disparition inopportune, d’où le titre de ce premier mouvement.
II – Les adieux au Petit Prince
Une évidence s’est imposée à moi. La disparition du pilote qu’était Saint-Exupéry coïncidait avec la parution du Petit Prince. Or, à la fin, le Petit Prince aussi quitte la planète avec l’aide du serpent alors que c’est un aviateur allemand qui fera de même avec l’auteur. Un rapprochement qui amène tout naturellement le premier mouvement à se lier au deuxième. Alors que la finale du premier mouvement laisse entendre que l’avion s’est volatilisé sans laisser de trace, il revient sous une autre forme, au son des rhombes et des dunes chantantes, à la rencontre du Petit Prince en plein désert. C’est un tête-à-tête entre l’aviateur et l’enfant. Un huis clos mettant en présence l’homme pragmatique face à son propre côté philosophique. Leur rencontre se fait dans le désert, loin de toute civilisation. Ce désert, de par sa nudité, est un terreau fertile à l’imagination et au féérique. Le Petit Prince raconte ses voyages et ses rencontres dans le cosmos, puis se souvient de sa fleur, de sa rose, qu’il a laissée. Ainsi, l’aviateur sera témoin de son rendez-vous avec le serpent qui le renverra dans l’espace avec le baiser suprême…
III – La marche des Hommes
Le pilote et son petit bonhomme, son alter ego philosophe, ne nous ont pas quittés en vain. Leur esprit demeure et anime toujours ceux qui prennent le temps de les lire, de les écouter. Et ainsi se met en branle une marche qui se compose au départ de quelques hommes et femmes. Une marche qui prend de l’ampleur, à laquelle d’autres hommes et d’autres femmes se greffent. Unis par la pensée humaniste de Saint-Exupéry et des idées qui en découlent. Ce n’est pas une religion, mais une invitation à agir tous et chacun dans son milieu de vie. Porter comme un étendard cette citation « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible. »
En conclusion
Saint-Exupéry a inspiré la forme, les mélodies, les rythmes et la pensée de cette œuvre symphonique particulière. Elle est unique du fait qu’elle a été composée pour et sera créée par de jeunes musiciens de nationalités diverses âgés de 15 à 25 ans et qui, hasard de la vie, proviennent de pays visités par Saint-Exupéry en tant que pilote ou journaliste.
Et pour moi une conjoncture spéciale. Lorsque j’ai décidé de mettre de côté la trompette afin de me consacrer à la composition, ma première commande a été une pièce commémorative pour le 40e anniversaire de l’Expo67 dont le thème était « Terre des Hommes »!
Je sais le soin jaloux que la succession Saint-Exupéry porte au choix de l’utilisation du nom et de ses dérivés. Je le comprends et le respecte. Je suis cependant convaincu que l’association de son nom ainsi que celui du Petit Prince à cette œuvre musicale destinée aux jeunes, et qui vise tout autant les adultes, serait un ambassadeur digne et fier des valeurs et des objectifs mis de l’avant par la Fondation Antoine de Saint-Exupéry pour la Jeunesse.
Louis Babin, compositeur
Samedi 7 juillet 2012, Laval, Québec